"Je ne suis qu'un chien de Français"!
On compte ses ancêtres dès lors qu'on ne compte plus, disait le Cardinal de Retz. En effet, les gens passant leur vie à parler de leurs ancêtres montrent leur “néant” actuel : mais les nostalgiques d'un joli titre ne sont pas les seuls dans leur genre. Hegel et Marx, grandes figures hélas roturières, se sont cherché de dignes précurseurs dans les anabaptistes de Munster (à juste titre)... Il n'est pas jusqu'aux bobos ou ceux désirant “en être” qui ne se réclament d'ancêtres aux consonances éclairées, afin de redorer un blason égratigné. Ainsi Laurent Joffrin, dans un ouvrage d'une lucidité inconsciente, Histoire de la gauche caviar, entend réhabiliter cette gauche éternelle, dont il fait remonter la lignée à Voltaire et ses petits Necker, Hélvétius, d'Holbach, Condorcet, etc.
Laurent Joffrin suit une logique admirable dans son apologie de la gauche caviar. Prendre la défense de cette "classe" en appuyant la thèse que ses représentants ont eu le mérite de faire avancer la cause des progressistes, malgré un apparent écart à leurs origines, voilà qui est révélateur. Ainsi Voltaire était bien à gauche. Là où Joffrin feint de rien connaître de l'histoire, c'est lorsqu'il parle de la traîtrise à la gauche dont sont injustement suspectés les "bobos", descendants des "Voltaire et Cie". Une question plus importante doit se poser : à partir de quand, vivant dans le luxe avec les mœurs les plus dépravées, la bave de la tolérance à la bouche, à partir de quand finit-on par trahir sa cause originelle qui serait la pauvreté, attribut christique de la gauche éternelle? A partir de quand trahit-on la gôche, quand c'est de ce luxe oisif que naît la tôlé-rance?
Nous allons donc suivre l'exemple donné par Joffrin: établir les liens qui existent entre les bobos et Voltaire, à l'aide de ce précieux manuel qu'est, non pas l'Histoire de la gauche caviar de Joffrin visant à excuser Lang de ne pas organiser les Restos du cœur chez lui, mais le Voltaire méconnu, de Xavier Martin (Paris, DMM, 2006). C'est dans son livre, somme d'érudition, que j'ai pris les citations qui suivent. Mais, tout d'abord, un petit portrait du grand homme Arouet, alias de Voltaire, s'il ne vous déplaît pas de le lire.
Voltaire se veut avant tout un homme de l'élite. Multimillionnaire, haïssant la canaille, c'est-à-dire les indigents (pour lesquels il concède que l'Infâme serve de frein social), ayant toute sa vie eu honte d'être auteur, rêvant de la mort du seigneur Frédéric II dont il eût aimé prendre la place, il était aristocrate en ce qu'il pensait que la majeure partie de l'humanité ne pensait pas... "Le peuple est entre l'homme et la bête", disait-il. Partisan d'un pouvoir absolu, il jugeait la monarchie française trop brimée par le puissant contre-pouvoir de l'Église. Voltaire, comme le disent ses apologistes, se voulait de "l'internationale du gentilhomme": sans patrie, vendant ses éloges au plus offrant (Catherine, Frédéric II), crachant sur ses domestiques, calomniant les gens de lettres qu'il jalousait quand il ne pouvait les réfuter ni les faire enfermer, faisant importer chez lui des reliques de Saint François pour parer à toute critique ecclésiastique... Et l'on colle Voltaire au collège, au lycée, dans les rues, comme l'emblème de tout-ce-qu'il-faudra-tolérer. Or, un Voltaire intolérant jaillit du livre de X. Martin. Il regrettait lui-même de manquer de dents pour dévorer ses adversaires. Il ne pouvait entendre parler de religion ou d'ennemis (Juifs, moines , jésuites, libellistes, Rousseau) sans pousser des hauts cris et piquer des crises de nerfs. Il fit enfermer presque tous ses adversaires (dont des protestants comme La Beaumelle), à force de lettres de cachet et de pressions par relations interposées. Il fut jugé cliniquement comme un “enfant” par son docteur Tronchin et nombre de ses amis philosophiques. Bref, pour résumer, c'était un violent enfant né avec le talent d'écrire.
Xavier Martin, en dressant ce portrait de Voltaire, s'est livré à un exercice dangereux. Voltaire: c'est le prétexte de la Révolution française, la légitimité stylistique de la tolérance. Mais il n'y a là rien de bien grave, objecterons-nous: nous avons appris à dissocier l'auteur de l'œuvre, et comme l'a si bien dit Proust, le moi littéraire n'est pas le moi social. Une œuvre peut fort bien être distinguée de son infâme auteur, voyez le cas de Céline. On parle de beauté esthétique (lire Bossuet pour son style, c'est smart). En revanche, en France, on ne peut pas se permettre de dire que la tolérance a été prêchée par un être intolérant. Cela consiste à éliminer les fondements de toute morale laïque. Bien sûr, il n'y a officiellement aucun rapport entre la haine de Voltaire pour la catégorie des “gueux” et des “valets”, et son refus que le peuple apprenne à lire. Bien sûr, il n'y a aucun rapport entre son profond sentiment de haine envers lui-même, et la haine qu'il voue à la nature humaine. Alors, concédons à la mode et refusons-nous à porter un jugement sur l'homme. Mais ne nous refusons pas le plaisir revendiqué par Joffrin lui-même à reconnaître en l'apôtre de la tolérance un digne ancêtre des bobos, tellement doué que ses dons restent, de génération en génération, le modèle du futur. Et ce pour le plus grand malheur des demeurés bien-pensants que nous sommes et qui refusent de payer le “tribut” au fanatisme voltairien.
“Le goût des plaisirs, le mépris des hommes, et l'amour de l'humanité”, voilà ce qui rassemblait les philosophes, écrit Sénac de Meilhan (écrivain de la fin du XVIIIe siècle).
Intéressons-nous d'abord à l'ancêtre de l'amour inconditionnel de l'Europe . Pourquoi, avant de le haïr, Voltaire aima-il tant Frédéric II, et pourquoi aima-t-il passionnément l'Angleterre? N'était-ce pas parce qu'il détestait la France ? (comme Alain Minc!). Rousseau pensait sans doute à Voltaire, lorsqu'il écrivait :«Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d'aimer ses voisins» (Émile). Voltaire précise bien que le “gros de la nation [qui] est ridicule et détestable” ne mérite pas que l'on s'y intéresse. A un jeune noble Anglais de passage à Ferney, il dit ceci : “Vous serez un jour un Malbourough; pour moi, je ne suis qu'un chien de Français”. Cet homme sans frontières portait son coeur en bandouillère pour un monde de têtes couronnées, lesquelles lui faisaient oublier les Français, désignés par lui comme la “chiasse du genre humain”... Si l'Europe ne valait pas bien mieux, au moins pouvait-on y colporter son "génie français". Voltaire, valet des rois et diffuseur de la gauche tolérante, c'est Stéphane Bern officiant sur Canal, avec la perruque en +.
Mais la tolérance est le mot magique de tous les sectateurs de Voltaire, d'hier et d'aujourd'hui. Afin de faire triompher des fins si belles, il était nécessaire d'utiliser des moyens un peu moins nobles. Trois mois avant la mort de Voltaire, un journaliste écrira, à propos de "tolérance":
“Les philosophes n'ont jamais été si puissants, l'Académie si puissante [...]. les censeurs ont ordre de laisser passer dans aucun ouvrage, rien qui puisse porter seulement atteinte à la gloire de Voltaire” (Fréron, 24 février 1778).
Déjà, l'Académie française sanctifiait les êtres putrides! Déjà, les pseudo-persécutés emmerdaient le monde! Comment ne pas être tenté de tracer un lien entre la gloire d'un Voltaire intouchable de son vivant, et l'interdiction actuelle qui consiste à mal parler de lui (à l'école, à l'université), et tout cela au nom de la tolérance, que Voltaire nommait "sainte Toleranski"? De son vivant, les êtres qui avaient l'heur de déplaire au triste Arouet, alias de Voltaire, s'en allaient croupir à Bicêtre (pour les plus riches, c'était la Bastille). Son réseau social lui permettait ces fariboles, mais quel moyen, avaient ses victimes de se défendre? ... Pauvre Jean-Jacques, va.
Hugo au centenaire de Voltaire. Bon royaliste, il l'avait d'abord haï, mais une fois converti à la haine des catholiques, il l'adora.
“Quand tout le monde était dans l'aveuglement, constate l'Anglais Horace Walpole, il fallait peut-être faire un effort pour se mettre au-dessus des préjugés. Mais quel mérite a n'en point avoir quand c'est ridicule que d'en avoir?” (1770).
Le ridicule avait le pouvoir de tuer socialement, aussi fallait-il en profiter avant que les têtes ne tombent littéralement. Mais de quelle nature exacte était ce conformisme cher à Voltaire? Osons le dire, il était terriblement moderne: Frédéric II se vantait auprès de lui, en 1775:
“Pour moi en fidèle disciple du patriarche de Ferney [Voltaire], je suis à présent en négociation avec mille familles mahométanes auxquelles je procure des établissements et des mosquées dans la Prusse occidentale. Nous aurons des ablutions légales, et nous entendrons chanter Hilli Halla sans nous scandaliser; c'était la seule secte qui manquât dans ce pays” [Frédéric II était protestant].
Xavier Martin fait le lien entre cette vantardise et le précepte de Diderot qui, en bon élève de son maître Voltaire, répétait que le seul moyen de neutraliser les religions, consistait à "les tolérer toutes sans aucune exception, et de les décrier les unes par les autres en les rapprochant les unes des autres”. Œcuménisme, quand tu nous tiens ... Ainsi donc, la tolérance, dont on fait si grand cas, est l'autre face du mépris universel à l'égard de la religion. Mépris et tolérance sont inséparables, précise X. Martin. Il ne s'agit pas de bienveillance, il ne s'agit pas de bienfaisance, mais de tolérance. Le laïcisme, s'il est toujours aussi énergique, ne daignerait plus parler comme Diderot de nos jours. Ce serait se trahir trop vite... Non ! il vaut mieux revêtir des slogans d'œcuménisme, de dialogue, dont les sonorités sont bien plus inoffensives, plus bobo, à l'oreille.
Mais le plat de résistance que nous a préparé Xavier Martin, c'est du très, très bon hachis parmentier. Voilà quelque chose que l'on devrait songer à renflouer des oubliettes de l'histoire voltairienne! C'est beaucoup plus drôle que la bombe atomique, et surtout bien plus gastronomique. Je confesse mon ignorance, j'ignorais que Voltaire s'était pris pour Léonard de Vinci. Ce fripon édenté eut la géniale idée d'une machine pour s'en servir contre Frédéric II, au commencement de la Guerre de Sept ans. Subitement, il se révèla francophile... Son idée de hache-viande mécanique (sorte de trébuchet qui, au lieu de lancer des pierres, hache les hommes) fut proposée à Richelieu comme garantie de la victoire sur les adversaires: mais Voltaire, qui n'était pas vraiment un "manuel" ni un véritable génie, demanda de l'aide : “il faudrait un homme absolu, qui ne craignît point les ridicules, qui fût un peu machiniste”, écrivit-il, et qui “aimât l'histoire ancienne” (son idée lui venait de ses lectures érudites, prise chez les assyriens). Cela ne marcha pas, on dirait aujourd'hui que son grand-oeuvre fit un flop, car il ne fut pas pris au sérieux. L'humaniste essaya à nouveau de proposer son char à la tsarine Catherine II dans sa guerre contre les Turcs, mais elle n'en voulut pas. On se demande bien pourquoi. Il faudrait un jour se pencher sur les raisons de cette intolérance infâme.
Cet homme au génie discutable n'en finit pas de faire rire. Mais il faudrait qu'il ne provoque que le rire. La pitié, il n'en eût voulu pour rien au monde. Mais ne soyons ni si sévères ni si intransigeants. Voltaire, c'est la France laïque et spirituelle, charriant derrière lui tout ce siècle de haine. Ce XVIII siècle, qui s'appelle aussi le siècle de Voltaire, n'en finit pas de répandre ses fruits avariés sur notre pauvre France ! Et il faut lire Xavier Martin. Si vous voulez vous divertir et hoqueter d'indignation à chaque page, si vous voulez vraiment connaitre les motifs des actions et écrits "humanistes" du grand homme, alors procurez-vous donc ce livre époustouflant!
19 commentaires:
Géniale Néodyme, je cours chez mon libraire acheter ce Voltaire méconnu.
J'espère seulement qu'il est distribué en Belgique !
Leon
Et pourquoi ce livre ne serait pas diffusé en Belgique, cher Léon? C'est une monarchie, à ce que je crois...
Bonne lecture
C'est tout simplement fantastique chère Néo!
Vous n'avez jamais aussi bien écrit et en plus sur cette fripouille de Voltaire !
Dieu ait son âme!
Une lectrice en admiration totale
Chère Néodyme,
vous êtes vous posé la question de l'origine de cette hypocrisie humaine telle que vous l'avez révélée?; ce fameux "faites ce que je dis et non pas ce que je fais"? Pourquoi ce paradoxe entre les idées et les actes ? Ne pensez-vous pas que la réduction d'idées à des expressions verbales ou orales, autrement dit, le fait d'écrire ou exprimer ses idées comme Voltaire, altère de manière conséquente leur fonds propres et inverse même parfois leur sens à la manière d'un négatif ? N'est-ce pas là l'expression la plus évidente de la faiblesse humaine qui détourne nos actes de nos convictions ? Enfin, peut-on en vouloir sincèrement et pleinement à ceux qui expriment et essayent de transmettre des idées sans les respecter dans leurs actes ? Même si la réponse peut sembler évidente à beaucoup, elle n'est pas si binaire que cela à mon avis étant une pseudo-conséquence de notre condition humaine propre à la contradiction.
Merci pour cet écrit toujours aussi subtil et sensé.
Un jeune-homme.
Très très bon dis-moi !
Tu n'as pas eu de mal à retrouver ton chemin (clin d'oeil) ?
je ne suis pas d'accord avec 200 Volts... On dirait qu'il n'a pas compris votre texte, chère néo; moi je l'ai compris.
Anonyme,
vous vous dites en désaccord avec moi. Laissez moi en être étonné étant donné que je n'affirme ni thèse, ni argument et ne contredis personne. Je me contente non pas de commenter le texte de Néodyme dans sa globalité mais de pointer du doigt, par des interrogations, certains points que celle-ci evoqua notamment sur cette contradiction propre aux "bobos" entre vie dans le luxe et pseudo-charité.
Mais je vous en prie anonyme, si je n'ai pas compris ce texte et vous si, expliquez-moi...
Je crois que vous n'avez pas très bien compris chère Néo! ha ha ha!
Sans rancune
mais quel est le souci, electron libéré? vous parlez de la video que vous m'avez demandé vous-même par mail ultra confidentiel? Et celle-ci ne trouve pas grâce à vos yeux d'oursonne mal léchée? Précisez-donc de grâce, je serais si heureuse de pouvoir être utile, au moins une fois sur ce blog.
et bien il ne manquait plus que ça à son palmares!on se tord de rire!
j'ai oublié de préciser que j'étais Anonyme numéro 2; ce n'est pas moi qui ai dit que Volt Air n'avait rien compris, c'est l'anonyme no 1 si je puis dire.
Anonyme 2
Chere Néodyme.
il est vrai que je ne m'exprime pas en ce moment mais cela ne m'empèche pas de venir lire avec toujours autant d'attention votre blog.
Cela dis je sent parfois une certaine tension dans certain commentaires et le pauvre petit carnard que je suis en est que bien affligé. J'aime la paix et la douceur. Il est légitime de vouloir défendre ses idées mais j'aime quand cela se passe sans nervosité dissimulé...
alors ne m'en voulez pas si je ne poste ou ne prend position.
Mais je me trompe peux etre et cela n'est peux etre que de petites plaisanteries amicale entre vous.
Vous avez bien raison, cher Saturnet. Votre message de paix arrive ici à point pour calmer nos nerfs énervés.
Dites moi Néo de mon cœur, ou trouvez vous toutes ces idées pour écrire vos articles ?
Celui-ci est particulièrement amusant, le pauvre voltaire doit s’en retourner dans sa tombe .. démasqué par Néo !
Votre bien dévoué Bisounours
cher Bisounours,
C'est le livre de X. Martin qui m'inspira ce message! je vous souhaite bonne lecture de cet ouvrage,
votre servante Néo.
ha!ha!ha! c'est énorme! merci pour cette superbe critique chère Néodyme!
Un admirateur
François-Marie Arouet, chantre de la tolérance fut en effet, ma chère Néodyme,un fieffé coquin!!!
tolérant pour lui même et ses écarts, tolérant de discours, mais dans les actes: aie aie aie...
Lettré mais refusant que le peuple le soit (diantre!), Déiste mais ennemi du catholicisme, défenseur d'une liberté humaine et précurseur de la Révolution (que j'appellerai le grand bordel, pardonnez moi), mais s'asservissant auprès de monarques, Défenseur d'un humanité dont il souligne les droits naturels mais dont il refuse de faire partie: car ne l'oublions pas, de toute sa vie, son plus grand combat n'est il pas celui de chercher la reconnaissance, de se couvrir de gloire, de gagner en prestige et de s'extirper de sa condition... jusqu'à changer de nom...?!!
Mon modeste avis est que son oeuvre se doit d'être lue et comprise comme un gigantesque mal être: après tout Voltaire n'a-t-il pas si bien écrit sur autrui ce que lui même a cherché toute sa vie? Son élitisme n'était-il pas en somme le fruit d'un amer constat de sa propre condition? Mis en exergue avec toutes les contradictions sus-nommées, cette supposition semble tenir la route... qu'en pensez vous?
Bien à vous,
Charles-auguste Munchausen
petit complément si vous me permettez (laissez moi le temps de mettre mes lunettes):
Pour conclure, je pense, tout en rebondissant sur votre superbe prose analytique que le Moi littéraire de Voltaire n'a fait qu'hair son Moi social...
C-A Munchausen
Que dire de plus Munchausen, après votre psychanalyse du monstre d'enfer? Voltaire lui-même vous tirerait son chapeau couvert de puces. Je vous applaudis pour ma part!
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